mon histoire
Il pleuvait. Ce n’était pas extraordinaire en soi, dans cette ville. Il ne pleuvait pas très fort, mais juste assez pour que les gens se mettent à ouvrir des parapluies en tout genre autour de lui. Pourtant, lui, il restait debout, infatigable, droit, fixe, la tête haute, stable, regardant à travers ses lunettes de soleil le bonhomme rouge de l’autre côté de la rue. On aurait pu le prendre pour une statue. Immobile, imperturbable, malgré les gouttes gelées qui s’insinuaient entre son col blanc, parfait, lisse, et sa nuque, toute aussi blanche. Ces mêmes gouttes qui coulaient sur les deux verres fumés de ses lunettes contre lesquels ce même petit bonhomme rouge se reflétait, faisant attendre impatiemment une nuée d’êtres vivants qui voulaient simplement traverser ce zébra blanc et gris en grognant, tous de mauvaise humeur. Lui, il n’était pas de mauvaise humeur. Ni de bonne humeur non plus. Il était juste là. A attendre que le bonhomme passe au vert. Sa poitrine se soulevait de façon régulière, presque mécanique, comme si tous les gestes de cet homme étaient écrits à l’avance. Comme si rien n’était dû au hasard. Peut-être parce que justement, rien ne l’était.
Archibald est né le 7 avril de l’an 2112. C’est absolument tout ce qu’il sait de sa naissance. Il aurait pu en savoir davantage s’il en avait eu la moindre utilité. Mais il n’a jamais posé aucune question et n’est pas décidé à en poser un jour. Naître tyst signifie beaucoup et peu à la fois. Tout d’abord, cela permet de cerner l’homme à qui nous avons affaire aujourd’hui : il n’a pas connu sa génitrice et ne cherchera jamais à la connaître. Un foyer, un entourage, une famille,… tout cela ne fait pas partie de sa culture. Ce sont des choses qu’on ne retrouve que chez des esprits plutôt faibles qui ont tendance à s’accrocher eux-mêmes à leurs propres points faibles, le genre de choses qu’on ne trouve que chez des races simplement et purement inférieures, comme les humains. Non, Archibald n’a pas connu ça et rien que l’idée d’une telle enfance pourrait le rendre malade. Il a été élevé par une nourrice. Parce que tel était le rôle de cette femme : le nourrir et le faire grandir. Le minimum vital étant offert par celle-ci, le reste fut pris en charge par d’autres personnes ayant d’autre rôles, d’autres emplois, non moins importants. Il apprit à parler, lire, compter, écrire, en bien moins de temps qu’il ne le faudrait à n’importe quel autre être vivant. Mais cela n’était rien comparé à la suite. La géographie, les mathématiques, l’histoire, l’éducation physique, tout y passa. Et rapidement. Puis vint enfin la vraie preuve de ses capacités : ses pouvoirs. S’il existe plusieurs centres pour apprendre aux jeunes à développer leurs pouvoirs, Archibald a probablement eu affaire au meilleur d’entre eux. Rapidement choisi parmi l’élite, il n’a vécu cet apprentissage que comme un bénéfice à sa vie future. Les tortures physiques et psychologiques n’ont fait qu’accroître ce qui fait de lui ce qu’il est aujourd’hui. Il n’était sur cette planète que depuis une dizaine d’années quand il commença à comprendre réellement comment les choses fonctionnaient. Montant les autres jeunes les uns contre les autres, il fit de cette phrase « diviser pour mieux régner » sa propre devise. A mesure que ses pouvoirs grandissaient, il prenait aussi de l’assurance et se montra rapidement meneur. Peut-être un peu trop. Les tyst sont des gens émotionnellement vides, incapables de ressentir quoi que ce soit. Alors l’empathie n’était pas du tout dans son vocabulaire. Il n’hésita jamais à vendre un de ses camarades de formation pour obtenir ce dont il avait besoin. Il se monta un tas de personne contre lui, mais réussit à en faire manger dans le creux de sa main beaucoup plus. Mais l’ennui le rattrapa. A quoi bon ? Il lui semblait tout avoir. Il fallait qu’il se fixe un but, quelque chose à atteindre. Beaucoup disent que les tyst ne vivent que pour la communauté, pour la faire s’élever. Archibald voulait s’élever seul. Il lui semblait n’avoir besoin de personne. Sa capacité à monter les gens les uns contre les autres, à obtenir ce qu’il voulait en manigançant et en manipulant les gens grâce n’était pas due qu’à son pouvoir de thélépathe. Il avait un réel don pour cela, pour faire de votre esprit ce qu’il voulait. Mêlé à cette petite graine, ce « je ne sais quoi » qu’il réussissait à infligeait à l’intérieur de la mémoire des gens, il était clair que le jeune Archibald allait devenir quelqu’un. Le problème était de savoir qui. Même s’il plaisait à ses formateurs de dire qu’il irait loin dans la vie, nulle doute qu’il était très difficile à contrôler. Trop impulsif, trop indépendant. Il fallait lui trouver une occupation.
Un jour, à l’internat dans lequel il grandissait, un homme débarqua. Il se présenta comme son oncle, une rencontre très formelle dont Archibald n’avait que faire. C’était lui qui avait pris ses disposition pour que le jeune se retrouve dans cet établissement. Il attendait beaucoup de lui, il n’avait pas été créé au hasard, on croyait beaucoup au mélange des gènes de ses procréateurs. Archibald était le fruit d’un réel investissement financier : il était censé poursuivre la route que lui traçait son nom et devenir sénateur. Il était important qu’il le comprenne et que ses choix s’orientent uniquement vers cette voie. Il en fit tout le contraire.
Dès le lendemain de cette visite, le jeune Stanson se montra bien plus froid et distant qu’il ne l’avait jamais été, s’isolant bien plus que d’ordinaire. Puis il devint bagarreur, même en dehors des heures d’exercices. Voilà comment il termina sa formation : horriblement entêté, refusant la soumission mais l’imposant à tout être qu’il rencontrait. S’il n’obtenait pas ce dont il avait besoin par la manipulation de l’esprit, alors il n’hésitait pas à porter des coups. Mais cette période là ne dura pas bien longtemps, il comprit plus tard qu’il pouvait utiliser d’autres que lui pour faire ce sale boulot.
Le jeune homme continua de grandir et de dévier outrageusement du chemin qu’on avait fabriqué pour lui. Il se refusa à la politique et se dirigea vers l’économie, stoppant du poids écrasant de son esprit habile toute personne se mettant en travers de la route qu’il se traçait à lui-même. Le jour de ses vingt-et-un ans, il passa les épreuves qu’on lui imposa et qu’il attendait avec impatience. Il les réussit avec brio, après avoir casser le genoux de la seule personne qui aurait pu lui voler la vedette ce jour-là. Il s'est rapidement faire remarquer et a fait des études, obtenu des résultats remarquables, a volé l'entreprise de quelqu'un, qu'il dirige aujourd'hui d'une main de maître. Depuis, il a gravi les échelons, il n’a jamais reculé devant rien. Il n’est attaché à rien ni à personne sauf à lui-même. Il se préserve de tout, vivant dans un appartement luxueux. Il ne se refuse rien mais se plaît à refuser un tas de choses aux autres. S’il a une chose qu’il doit avouer aimer c’est le pouvoir. Il aime l’avoir au creux de sa main, il aime la faiblesse des autres et en profiter. Membre du Conseil, il n’en espérait pas moins de la vie et ne cédera sa place à personne de son vivant. Le problème aujourd’hui qui se pose à lui est de savoir vers où il avance. Archibald a tout, absolument tout ce qu’il aurait pu rêver d’avoir. Il n’a jamais remis en question la façon de fonctionner des tyst qui est, pour lui, à leur image : parfaite. Mais il a tendance à se dire que tout cela n’est pas suffisant. Et parfois, il se surprend en train de se dire qu’il lui faut plus, bien plus, et à élaborer des plans pour l’obtenir.
Le bonhomme passa enfin au vert. La dizaine de personnes qui l’entourait se mit à traverser. Instinctivement, les gens l’évitaient, lui, le Tyst, le Conseiller, l’intouchable. Ses yeux étaient toujours fixés sur le bonhomme. Mais il ne bougea pas, il ne traversa pas. Personne n’aurait osé lui demander, jamais personne, pourquoi il portait ses lunettes de soleil sous une pluie aussi tenace. Pourtant, elles étaient bien là, sur son nez, à laisser couler chaque goutte de pluie de façon lisse et fragile. N’importe qui passant par là aurait observé son visage, ferme, calme, réfléchi, hautain. Personne n’aurait pu voir ses poings fermés, dans ses poches, les ongles entaillant la peau de ses paumes avec douleur et frustration alors que son coeur se mettait à battre plus vite. Seul, immobile pendant que le petit bonhomme passait de nouveau au rouge, il était encore du mauvais côté de la rue. Qui lui aurait demandé pourquoi il n’avait pas traversé ? Même lui ne le savait pas. Et c’est en cet instant précis qu’il se rendit compte qu’il y avait autre chose qu’il ne savait pas : pourquoi le rythme des battements de son coeur s’accélérait-il en une situation aussi banale ? Quelle était cette excitation qu’il ressentait et qui n’avait pas lieu d’être ?